Indignez-vous, disait celui qui aurait dû impérativement ajouter : mais avec discernement !
S’indigner pour s’indigner, ça réduit l’espérance de vie.
Et ainsi indigné, prétendre avoir droit à la palme de l’Humanité, ça mène droit au mur. Voilà des rives où je refuse d’aborder.
Car cette indignation-là, je la réfute. Lui manquent les connaissances, les références, les jurisprudences. Et la réflexion !
Aussi l’épisode dont je ressors à l’instant indignée est d’une autre nature, et je ne sais pas si j’ai raison de me révolter.
J’assistais hier à un enterrement. Une dame presque centenaire, originaire de Salonique, qui a consacré sa vie d’institutrice à l’École de l’Alliance Israélite Universelle. Tout le monde s’accordait à dire qu’elle professait avec une rare compétence.
Je ne la connaissais pas, sinon de nom et de réputation. Mais sa belle-fille si. Et lorsqu’elle m’a appelée pour s’alarmer de ce que le mynian [1] ne serait pas réuni pour réciter le kaddish autour du cercueil dans l’après-midi, juste avant Shabbat, j’ai immédiatement décroché mon téléphone. Je suis arrivée au cimetière entourée de deux messieurs : le cortège était déjà là et ouf, à notre arrivée, dix hommes, tête recouverte, purent s’unir en prières.
Sauf que…
Le rabbin était jeune, visiblement mal à l’aise car ne sachant quel discours faire. Heureusement la petite-fille de Madame G. a prononcé des paroles belles et simples, d’une poésie délicate, d’un amour bouleversant. Le directeur de l’École de l’Alliance de Nice s’est exprimé sobrement, avec toute la déférence due à une femme engagée, jour après jour, pendant 50 ans.
Et moi, avec mon esprit tordu, je m’étonnais de ce qu’une personne de ce calibre soit mise en terre avec si peu de monde autour de sa sépulture, avec si peu d’hommes disponibles pour lui rendre hommage. Au point, et j’ai envie de signaler cette anecdote touchante, qu’un des employés des pompes funèbres, sans doute coutumier de la situation et aussi surpris que moi, avait discrètement proposé à mon amie, avant notre arrivée, de poser une kippa sur sa tête pour faire le dixième !
Il faut bien sourire : n’est-ce pas notre Tradition même qui nous y encourage ?…
Mes réflexions m’entraînaient loin de ce cimetière niçois, mais restaient « en plein » dans le sujet. Quelle est cette société où on écarte la Mort, les morts, où les cimetières ont des murs si hauts qu’ils semblent dissimuler d’exécrables turpitudes ? En Tunisie, les cimetières étaient ouverts, j’y jouais avec mes cousins. Et je doute que jamais quiconque ait jugé cela insultant. Nous savions qu’il y avait là des morts à respecter : on nous l’avait dit. Nous n’avions ni peur ni rejet, nous jouions sans jamais grimper sur une tombe ou hurler dans les allées. Je me souviens, nous jouions aux osselets, ce qui, dans un cimetière, ne manque pas d’humour. Un humour d’enfants libres mais éduqués.
Mon esprit vagabondait donc pendant les courtes prières du rabbin, revenant tout de même régulièrement à la femme qui reposait là, afin de l’assurer de l’aide dont les défunts ont, m’a-t-on expliqué, impérativement besoin pour s’éloigner et accomplir le voyage qui nous attend tous.
Soudain, murmures étonnés et malaise. Pas de kaddish. Le jeune rabbin, rougissant, n’explique rien, propose de prononcer le kaddish un des ces jours, à la synagogue et non ici, et insiste très maladroitement sur le fait qu’il ne veut pas en dire plus. Ce qui provoque aussitôt un déluge de questions. Je me tourne vers mon amie, le sourcil en arc-de-cercle. Elle me chuchote : « Michel est demi-juif. »
Qui est Michel ? Et c’est quoi, demi-juif ?
Michel a la quarantaine, c’est un homme calme, bon, qui est venu chaque jour à la maison de retraite de La Colline rendre visite à Madame G. et à son mari, toujours de ce monde à plus de 101 ans. Michel faisait cela pour le Kavod, par affection. Michel a dépanné la famille G, dispatchée, comme toutes nos familles, aux quatre coins d’un large horizon.
Mais catastrophe, Michel est de père juif, pas de mère.
Pourquoi ne s’est-il pas lancé dans une conversion ? Je ne sais pas et ça lui appartient. Peut-être est-il en train de le faire ? Certes il pratique, fréquente la synagogue, se pense et se vit juif, mais il est « demi-juif ».
Vous voyez venir la terrible, l’affreuse remarque : « les nazis, eux, ne faisaient pas de différence »…
Le rabbin l’a faite. Même si la petite-fille de Madame G., comme subitement poignardée, s’est écroulée en larmes sur la tombe voisine, suppliant le Kaddish pour sa mamie, assistant, horrifiée, à la descente du cercueil puni, sans plus maîtriser ses larmes ni ses tremblements.
Je n’accuse pas le rabbin. Je questionne. A-t-il eu raison ? Du point de vue halachique, il n’y a même pas l’ombre d’une discussion. Est juif celui dont la mère est juive.
Mais, plagiant les attendus judiciaires, je dirai que :
– Attendu que la Loi intime de ne jamais faire blêmir le visage d’autrui car c’est un péché mortel,
– Attendu que Michel est qui il est,
– Attendu que l’État d’Israël accueille les Olé Khadachim de père juif,
– Attendu qu’ensuite leur conversion s’effectue à toute allure, pour le principe, comme me le confirmait hier un Israélien autorisé,
– Attendu que madame G. n’imaginait pas son enterrement sans Kaddish (son fils était là, prêt à le réciter)
– Et tant d’autres attendus dont je ne veux pas ici allonger la liste car je suis sûre que chacun d’entre vous les a déjà en tête,
– Attendu tout cela, le rabbin a-t-il eu raison d’adopter ce comportement ?
Nous sommes sortis de ce cimetière, tristes ou en colère, résignés ou fulminant.
Depuis, je ne me dépars plus d’un sentiment de malaise face à un enterrement « raté », celui d’une vieille, très vieille dame dont la Shoah avait déjà dramatiquement mis en exergue sa judéité, et qui s’en est allée, seule, trop seule, vers son mystérieux voyage.
[1] Quorum de 10 hommes pour prier.
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